Scott Bartleby, L'histoire de Moondog.

Extract from Nomad's land # 4.
(http://www.pays-nomade.com/moondog.htm)


Dans son Essai sur le juke-box, Peter Handke évoque la "rumeur des juke-box", un murmure composé des "standards", ou tubes, qui envahissent les bars et bistrots de toute ville, une rumeur impersonnelle qui ne singularise aucun lieu puisque identique où que l'on soit. Le walkman, autre objet musical lié de près à une société de consommation environnée de musiques, s'oppose, de ce point de vue, au juke-box: le walkman permet en effet le mouvement et l'écoute d'une musique singulière, celle que l'on choisit avant de partir. Si l'objet est souvent considéré comme un avatar de l'individualisme moderne - l'adolescent qui écoute Nirvana entouré de ses camarades qui hurlent pour se faire entendre -, il joue cependant un rôle propre dans certaines musiques, tel le hip-hop, où le walkman devient un instrument-de-tous-les-jours. Si le hip-hop est "une musique pour la tête" (Kodwo Eshun), il est aussi une musique pour la rue et, surtout, une "musique pour le mouvement": les deux bonnes manières pour écouter du hip-hop sont bien le walkman (littéralement: "homme qui marche"), qui permet le mouvement, et la voiture, qui permet des basses puissantes, deux objets dont la fonction est la mobilité (l'apparition du walkman ayant effectivement montré que le hip-hop n'était pas destiné aux pistes de danse, moins encore au juke-box).

La distinction entre musique sérieuse (ou savante) et musique populaire (c'est-à-dire médiocre) a brouillé la relation intime que la musique entretient avec le mouvement. La musique populaire serait liée au geste (la danse, la fête dans l'espace ouvert, etc.), alors que la musique populaire serait purement introvertie, cloisonnant l'espace (la salle de concert ou la musique de chambre). Si la distinction du geste (intérieur ou extérieur) est aujourd'hui bien réelle, elle ne l'a pas toujours été - ce que nient, implicitement et involontairement, les interprètes. Lorsque la musique "ancienne", par exemple, est redécouverte quelques siècles plus tard, le mouvement a disparu: les danses de la Renaissance sont jouées dans des salles de concert - un héritage du XIXe siècle -, où tout mouvement corporel est interdit puisque l'on est contraint de rester assis sur son siège. De cette manière, on transforme la musique populaire en musique sérieuse, effaçant au passage ce qu'il y avait de réellement attachant dans la musique: le geste, la rue (la jouissance intérieure personnelle s'est substituée à la danse collective - on constate par là que la musique sérieuse porte elle aussi la marque de l'individualisme moderne).

La musique autrefois dansée, art de tous les jours, est devenue un loisir appartenant, comme le dit Barthes, à la sphère du petit-bourgeois. On pourrait s'étendre davantage sur les raisons ayant entraîné la disparition du mouvement: la salle de concert, qui enferme la musique dans un espace clos ; l'apparition du disque, qui permet d'écouter la musique dans son fauteuil (avec l'avantage de ne pas être dérangé par son voisin) ; l'écriture elle-même, qui a creusé un fossé irrémédiable entre l'invention (l'improvisation sur le moment) et l'interprétation ; le fait que, comme l'écrit Greil Marcus, "dans la société moderne, les divertissements (Qu'y a-t-il à voir aujourd'hui) [aient] pris la place des loisirs (Qu'est-ce que j'ai envie de faire aujourd'hui ?)" ; et, probablement, le fait que la rue - l'"extérieur" - ne soit plus un espace de rencontre, mais un lieu où l'on ne fait plus que passer. Quelles que soient ces raisons, les caractères distinctifs des musiques sérieuses et populaires (intériorité/extériorité, sentiment/geste, composition/improvisation, mobilité/répétition, nécessité/gratuité, etc.) servent encore aujourd'hui à cloisonner les genres musicaux (pour un amateur de musique contemporaine "savante", le minimalisme n'est souvent rien d'autre que de la musique populaire).

Le walkman peut alors (et c'est là une proposition sérieuse) servir de palliatif à la disparition du mouvement ; si le disque a enfermé plus encore la musique dans l'espace clos, le walkman permet, lui, de faire pénétrer la musique dans le lieu véritable où elle doit être jouée/entendue. Si cela est vrai pour le hip-hop, qui n'est pas spécialement une musique de dance-floor, alors c'est également vrai pour la grande partie de la musique dansée des siècles précédents. Le sujet n'est pas ici de comparer formellement le hip-hop et les danses du Moyen ge, mais de s'interroger sur la relation intime qu'entretiennent certaines musiques avec le lieu d'où elles émergent, des musiques qui, lorsqu'elles se produisent dans la rue, nécessitent, dans bien des cas, l'usage d'un walkman, de la même manière que d'autres musiques se destinent au juke-box.

Dans les années 40 et 50, à l'angle de la 6e Avenue et de la 54e Rue - à moins qu'il ne s'agisse de la 52e -, les passants new-yorkais pouvaient admirer un type barbu, aveugle, déguisé en Viking (casque, cape et épée), qui mendiait en musique, tambourinant sur des instruments percussions de sa propre invention; la nuit, les gens lui pissaient dessus, le volaient. Le clochard se faisait appeler Moondog et, à l'époque, personne ne se doutait que la "vie non conventionnelle" qu'il menait, comme il l'appelle, cachait un véritable musicien dont la singularité était, aux yeux de certains, réellement importante - une place musicale en retrait, mais à l'angle de l'histoire des musiques récentes.

De son vrai nom Louis Thomas Hardin, Moondog est né le 26 mai 1916 à Marysville d'un père pasteur, lui-même lointain descendant d'une autre figure mythique, le brigand John Wesley Harding, à qui Bob Dylan rendit hommage dans une chanson du même nom ; il fréquente dans sa jeunesse les réserves indiennes Arapahos, où il découvre les percussions ; à l'âge de seize ans, un bâton de dynamite lui explose à la figure, le plongeant dans une cécité complète ; il continue néanmoins à apprendre la musique (violon, piano, harmonie...) dans une institution pour aveugles ; débarqué à New York en 1943, il se fait désormais appeler Moondog (en souvenir d'un chien de sa ville natale qui hurlait les soirs de pleine lune) et s'adonne à la mendicité musicale, proposant aux passants des recueils de poésie qu'il façonnait lui-même ; il enregistre son premier disque pour Epic, puis deux pour Prestige, à la fin des années 50, avant qu'un producteur de CBS, à qui il avait vendu sa poésie, ne lui fasse enregistrer son premier grand disque, Moondog, en 1969 ; en 1974, il se rend en Allemagne pour une série de concerts - il enregistre alors trois disques pour le label Kopf - et, "Européen en exil", décide de rester dans ce pays, plus proche des pays nordiques dont il se prétend originaire ; il y vit encore aujourd'hui.

Si la vie de Moondog dans sa période new-yorkaise tourna au mythe (celui du clochard-musicien-aveugle-qui-ressemble-à-Homère), le mythe cachait une réalité inattendue, singulière: on apprit au fil du temps qu'il rentrait chez lui tous les soirs, retrouvant femme et enfant - "faire la manche n'est pas dégradant, dit-il. Homère mendiait, le Christ aussi" ; la rue étant, lorsqu'on y passe ses journées, l'espace de rencontres par excellence, Moondog comptait parmi ses admirateurs (et amis) Arturo Toscanini, Leonard Bernstein, Dizzy Gillespie, Duke Ellington, Charlie Parker. Bird voulut enregistrer avec lui, mais mourut trop tôt - Moondog lui dédicacera l'une de ses plus belles pièces, "Lament I, Bird's Lament" ; Marlon Brando passa une semaine avec lui dans les bars et hôtels du voisinage ; Stravinsky aurait dit de lui qu'il était "un bon musicien" ; Janis Joplin enregistra une de ses pièces, All Is Loneliness ; en 1969, Philip Glass passe trois mois en sa compagnie et, avec Steve Reich, enregistre ses pièces dans une usine désaffectée ; plus récemment, Elvis Costello et John Harle lui ont rendu hommage en collaborant avec lui, et un chanteur nommé Stéphane Eicher l'engagea un temps dans sa section rythmique... L'attachement que certains grands musiciens éprouvent pour d'autres musiciens (ceux-là obscurs, difficiles, inconnus, voire médiocres) reste le plus souvent incompris, probablement parce que cet attachement est trop personnel - il est arrivé que de mauvais compositeurs, restés inconnus à juste titre, aient permis à d'autres de devenir de bons musiciens. Ainsi l'on peut s'interroger sur la place (dans l'histoire musicale) d'un musicien atypique comme Moondog, un compositeur dont les pièces majeures (cinq ou six, tout au plus) ne font jamais plus de quatre minutes et qui, écoutées distraitement, apparaissent d'une grande banalité et d'une grande simplicité (si Hardin a réussi, en trente ans, à composer une véritable symphonie, celle-ci n'a jamais été enregistrée - a-t-elle même été jouée ?).

Compositeur mineur, Moondog n'en reste pas moins important, au carrefour (au sens propre comme au sens figuré) de multiples styles musicaux. Glass et Reich font de lui le père du minimalisme (lorsqu'il travaille avec eux en 1969, Hardin venait tout juste de sortir Moondog, dont quelques pièces peuvent effectivement, d'un certain point de vue, sembler "minimalistes"), mais il récuse la filiation: "Ils violent toutes les règles... Rythmiquement, je peux l'accepter ; mais pas musicalement, pas mélodiquement ou harmoniquement..." De même, si Moondog affectionne véritablement le brass-band, sa vision du jazz est assez déconcertante: "mon concept de "jazz" se tourne davantage vers la musique indienne..." - une bonne écoute des pièces de Moondog permet toutefois de comprendre que sa musique reflète le propos. On pourrait aller jusqu'à en faire un ancêtre lointain de la drum 'n bass - style musical électronique de la fin du XXe siècle qui connut de (courts) beaux jours, avant de disparaître, digéré par le mainstrean. La comparaison entre Bird's Lament, 1969, et Bug In the Bass Bin, 1992, de l'Innerzone Orchestra de Carl Craig - que beaucoup considèrent comme l'un des piliers fondateurs de la drum 'n bass - est frappante: même structure de répétition, basses comparables, rythmiques "militaires" (ou foraines) quasi identiques - on peut d'ailleurs s'étonner que personne n'ait encore songé à sampler les rythmiques de Moondog, alors que lui-même utilisa très tôt le sampler pour composer ses polyrythmies.

Si Hardin est au croisement de toutes ces musiques sans réellement en faire partie, c'est peut-être la filiation classique qui permet de mieux comprendre la place de Moondog, une position qui est celle de l'atypique, du musicien de rue qui ne fait que répéter, jour après jour, sa propre musique, elle-même répétitive. Cette place semble tout entière adhérer à la musique elle-même - c'est-à-dire à la forme musicale, une forme qui, pour certains, fait de Moondog l'ancêtre du minimalisme et, d'un autre point de vue, qui signifie musicalement et littéralement la place du musicien-clochard errant.

En quelque cinquante ans, Moondog a exploré divers genres musicaux. Ses toutes premières expériences furent rythmiques: ce qu'il appelle "madrigaux", c'est-à-dire de courtes pièces basées uniquement des petits motifs rythmiques parfois complexes - 5/4, 5/2, 5/8... -, interprétées sur ses propres percussions - trimbas, hüs, ui, oo... - auxquelles s'ajoutent parfois un violon, une voix... - sur Moondog (Prestige) et Moondog 2 (CBS). Plus tard, Moondog s'essaiera - avec moins de réussite - à la musique pour orgue (qui, autant dans l'instrument que dans les formes musicales, lorgnent franchement vers la musique baroque), sur laquelle il superpose ses rythmiques "sommaires". Mais là où Moondog est, musicalement et humainement, le plus intéressant, c'est dans le ground, une forme répétitive où sa rythmique vient en contrepoint d'une formation classique ou jazz, ou les deux en même temps. Dans le ground, que Moondog appelle également, à juste titre, chaconne, la formation d'ensemble répète un motif de basse tout en y superposant des variations (écrites), le tout conforté et animé par les percussions, qui donnent à l'ensemble un punch inégalable. C'est cette musique-là (les pièces "Chaconne In G", "You Have To Have Hope", "Present for the Prez", "Stamping Ground", "Symhonie #6 (Good for Goodie)", "Lament I, Bird's Lament") qui permet de situer la position du musicien, une place (musicale et existentielle) qui fait corps avec les cinq siècles passés d'une singulière ritournelle.

L'ostinato, ou basse obstinée - ce que l'anglais désigne sous le nom de ground -, dans sa forme baroque, apparut au XVIe siècle et s'épanouit au siècle suivant. On le définit au début du XVIIIe siècle comme "quelque chose qui, une fois commencée, se poursuit continuellement sans être abandonné", une définition purement descriptive (mais essentielle) qui ne fait que mettre en mot ce que l'on écoute (une définition idéaliste aussi, puisqu'il est impossible, sans l'existence du disque, de ne pas abandonner la répétition musicale - les musiciens ne sont pas immortels). Dans son Musick's Monument, le théoricien anglais Thomas Mace définit le ground comme "a set Musick's Number of Slow Notes very Grave, and Stately ; which (after It is express'd Once, Twice, very Plainly) then He that both Good Brains, and a Good Hand, understakes to Play several Divisions upon it, Time after Time, till ha has shew's his Bravery both of Invention, and Hand", c'est-à-dire le jeu d'un motif de quelques notes lentes et majestueuses, à partir desquels l'instrumentiste doit faire montre de vaillance en produisant des divisions, c'est-à-dire variations. Là, c'est la performance qui importe, le doigté du musicien, plus que l'infini virtuel de l'ostinato ; le seul objectif est de ne pas en rester à une pure répétition de la basse.

L'ostinato était, depuis sa naissance, dévoué à la danse, et il resta au service de cet art jusqu'à ce que la musique instrumentale ait été exclusivement une musique destinée au mouvement. Les passemezzo antico et moderno, les romanesca, folia, zarabanda, ruggiero, pagaina, favorita, ballo di fiore sont autant de danses nées avec la Renaissance et s'appuyant sur un motif répété à satiété - aux variations correspondent autant de visages, de gestes et de positions différentes dansées par celui ou celle qui peint la musique dans l'espace. Le ground est autant le fond musical d'où naissent les variations que le paysage ("background"), toile de fond du danseur.

Parmi toutes les danses s'appuyant sur un ostinato, la passacaille mérite une attention particulière. Elle naît au crépuscule du XVIe siècle, probablement en Espagne, s'épanouissant en Europe et pénétrant en Italie, où elle connaît un vif succès au XVIIe siècle. La passacaille était à l'origine d'un rythme très rapide, mais elle s'alourdit avec le temps et, à l'époque baroque, elle était d'un rythme modéré - andante, c'est-à-dire au rythme de la marche. À ses débuts, la passacaille imitait musicalement la marche des vagabonds boiteux de la rues (passar la calle), d'où un rythme ternaire bancal, avec une assise sur le deuxième temps. La passacaille est donc la répétition immuable d'une simple basse "boiteuse" d'où naissent des variations qui n'ont ni début ni fin - les vagabonds ne s'arrêtent jamais. Comme eux, la passacaille est anonyme: elle ne connaît pas de frontière et donna naissance, à travers l'Europe, à des milliers de variations qui sont comme le nom imprononçable de celui qui les exécute. La passacaille était un badinage sans raison, expression d'une oisiveté sans remords, d'une vie "urbaine" qui se répète tous les jours - c'est pourquoi la passacaille est infinie.

Lorsque la musique instrumentale dansée disparut au profit de la musique sérieuse (c'est-à-dire lorsque le mouvement fit place à l'intériorité), la passacaille devint signe d'un autre type de mouvement - non plus une marche terrestre, mais une errance mentale. Tel est le Lamento della Nimpha, dans le livre VIII des Madrigaux de Monteverdi. La nymphe, abandonnée par son amant - "Amor ! Amor !" -, prend à témoin trois hommes la plaignant avec conviction - "Miserella, ah piu, no, no..." -, tandis que l'errance est signifiée par un ostinato en mineur chanté par la basse - le lamento, qui s'apparente à la chaconne, est une basse obstinée standard au XVIIe siècle en Italie. La mort de Didon, à la fin du Didon et Énée de Purcell, est un autre bel exemple de ground où l'errance signifie une mise hors de soi. (Le ground était, en Angleterre, très populaire -, peut-être parce que, comme le dit Purcell, il est "une chose très facile à faire" -, en témoigne Shakespeare dans Richard III: "On that ground I'll make a Holy Descant.") Décidant de quitter Carthage suite à un complot mené contre lui, Énée rencontre une dernière fois Didon ("Away ! Away ! - No, I'll stay ! - To Death I'll fly / If l monger you delay / Away, way !") et quitte la cité, alors que Didon commence sa longue plainte ("When I am laid in earth / May my wrongs create / No trouble in thy broast / Remember me, but, ah, forget my fate..."), sur une basse obstinée identique à celle du Lamento de Monteverdi, mais allongée par un chromatisme qui rend toute la douleur de Didon . L'ostinato signifie ici autant l'éloignement du bateau d'Énée que la plainte de Didon.

Une synthèse grandiose des deux mouvements de l'ostinato - la marche infinie et l'errance intérieure - est le Crucifixus de la Messe en si de Bach. Bach choisit là une véritable passacaille qui, comme à la Renaissance, est la répétition à l'identique d'un motif de basse de quatre mesures avec une assise sur le deuxième temps, tout en y ajoutant, comme chez Purcell, un chromatisme descendant. Après avoir été énoncé une fois, sans texte, le motif est répété treize fois, emmenant le Christ jusqu'en haut du mont des Oliviers et son âme dans les profondeurs de la terre - d'où le chromatisme descendant. L'emploi d'une forme musicale de danse dans une pièce religieuse n'a rien de surprenant - la danse servait à l'époque à l'expression de tous types de sentiments, elle n'était pas que gaieté -, et illustre ici la marche douloureuse du Christ, sa (difficile) montée de la colline, les quatorze stations. Quant au choix précis de la passacaille, Bach se repose là non seulement sur son caractère obstiné, mais aussi sur son rythme boiteux, qui fait probablement écho aux pas inégaux du Christ - accablé par la lourdeur de la croix - ainsi qu'à son allure - celle d'un homme meurtri corporellement, presque un vagabond. Mais Bach a, semble-t-il, voulu donner une fin positive à son Crucifixus: à quelques mesures de la fin, sur le mot sepultus ("enterré"), un changement harmonique vient rompre la douleur du mouvement, qui se termine en majeur (une probable anticipation de la Résurrection).

Le ground - quelle qu'en soit la forme, passacaille, lamento, chaconne... - est musicalement et intimement lié au mouvement de la marche - déambulation clochardesque ou achèvement crépusculaire d'une vie. La répétition de la basse signifie littéralement le mouvement, boiteux ou pas. On pourrait ainsi tracer une généalogie de ces formes obstinées, de la Renaissance à aujourd'hui, où l'on inclurait les milliers de passacailles de la Renaissance, ses dérivés baroques (Purcell, Bach, Marin-Marais - La Folia -, etc.), peut-être certaines Gymnopédie et Gnossienne de Satie (de simples marches à durée limitée), quelques occurrences dans le "jazz" (Changeless de Keith Jarrett) et le rock ("The Carny", de Nick Cave - l'histoire d'un saltimbanque-freak errant emmenée par une valse terrifiante et une rythmique foraine) et les grounds de Moondog, (ré)apparition passagère de la mélopée du musicien vagabond, ritournelle qui résonne sans interruption depuis des siècles.

"Rythmiquement, je me considère comme étant dans le présent, dans l'avant-garde même. Mélodiquement et harmoniquement, je suis plutôt dans le passé." Harmoniquement, Moondog descend non plus du brigand Harding, mais des anonymes de la Renaissance, de Purcell et de Bach, qu'ils connaît très bien puisqu'il les étudia de près à la Iowa School for the Blind - on ne sait pas en revanche si Hardin a conscience de sa descendance clochardesque, mais cela a peu d'importance - ce n'est là qu'une histoire.

Le ground en tant que musique-de-l'homme-qui-marche, contraint ou librement, devient ainsi le signe de la singularité: l'individu devient personnage, image de l'Autre singulier. On en retrouve la trace dans les Balli di Sfessania de Callot où, à la lisière de la ville, sur une piazza imaginaire (il n'y a ni limites ni scène - le monde est théâtre), des danseurs masqués s'agitent, brandissant des épées, adoptant souvent des pauses suggestives. Ces vagabonds ne représentent ni un théâtre de cour ni une commeddia dell'arte ; ils ne font que se dandiner dans un espace totalement ouvert, transitant de frontière de ville en frontière de villes, chantant, criant, dansant, s'exhibant, puis repartant. Ces cantori di piazza, gueux et autres hommes grotesques, sont l'image nécessaire de l'Autre, celui qui est habillé bizarrement et pour qui se hace el camino al andar - seul le chemin créé le sens. Cet Autre est doublement étranger: "Je viens à une troisième espèce de singularité", écrit Gracian dans El Discreto. "Ceux qui la composent peuvent voir place parmi les grotesques de Callot. Leur plaisir, et leurs soins, est de se faire remarquer à leurs manières bizarres de s'habiller, de marcher, de danser, de saluer. Tout ce qui est ordinaire en ce genre, ils l'abhorrent ; et l'usage semble être l'objet naturel de leur plus forte antipathie. Se vêtir à l'antique, ramener toutes les vieilles modes, tout le cérémonial passé, toutes les attitudes, ou plutôt les galantes grimaces de l'ancienne chevalerie, c'est sans doute l'une de leurs plus sérieuses occupations. Quelque-uns d'entre eux ont d'autres raffinements, non moins comiques, à mon sens. Sont-ils en Espagne ? Ils s'habillent à la française. Sont-ils en France ? Ils s'habillent à l'espagnole ; tantôt Pantalons, tantôt Arlequins, tantôt tout ce qu'il vous plaira, pourvu qu'ils ne soient point comme ils doivent être."

Le singulier s'arrange toujours pour paraître étranger, soit par son vêtement - éphémère -, soit par son allure. Ce sont finalement là les traits de l'homme baroque: Rousseau, définissant pour la première fois la notion de baroque dans l'Encyclopédie, tenaient les mouvements contraints - ostinato et fugue - pour l'exemple même du baroque, car ces mouvements s'éloignaient du droit chemin énoncé par la musique galante du XVIIIe siècle ; le baroque est l'inconstant, le fuyant, ne se remettant à aucun centre, un simple souffle qui ne pèse rien et ne fait que passer, meublant le silence des espaces infinis par une musique infinie, tel le caballero andante Don Quichotte.

Il y a plusieurs manières de considérer temporellement le ground et sa relation au silence. La répétition est-elle signe d'un commencement sans fin, d'une aube qui n'arrive pas à se transformer en lumière, ou bien les bégaiements d'une musique qui n'en finit pas de s'achever, qui ne sait pas comment s'en retourner au silence ? La musique ancienne offre de multiples exemples où le ground est soit une fin (la ritournelle s'éloigne de plus en plus, mais n'arrive jamais à se rendre au silence - la nymphe ou le Christ, image de la Leçon de Ténèbres - "Quoi, elle siège, solitaire ? / La ville au peuple multiple est comme une veuve / L'immense parmi les nations, la princesse des cités est à la corvée / elle pleure, elle pleure dans la nuit / ses larmes sur la joue, elle est sans consolateur parmi tous ses amants"), soit une aube (le Crucifixus de Bach associant ces deux images du crépuscule). Mais le ground peut tout aussi bien être la voix du milieu: la musique n'est alors que le fragment singulier d'une grande et infinie ritournelle qui existe depuis l'origine et qui se poursuivra jusqu'à disparition du monde, enfouie parfois sous d'autres voix, réapparaissant ici et là selon les époques, les événements et les situations, une voix à la fois identique aux précédentes (c'est-à-dire collective) mais toujours signe du devenir singulier d'un instant. Que ce soit le vagabond de la passacaille, le Christ de Bach, Moondog-le-clochard ou le forain de Nick Cave, tous expriment leur singularité par une même ritournelle qui, avec le temps, est devenue la leur - celle des êtres singuliers, hommes déchus, marginaux ou amantes délaissées.

Pénétrer la musique de Moondog, c'est embrasser cette ritournelle depuis l'origine du mouvement jusqu'au moment présent. Moondog partage avec ces camarades passés le vêtement (l'habit étranger au lieu - il n'y a pas de Viking à New York), la vie (celle du vagabond, même si elle n'est qu'apparence - justement parce qu'elle n'est qu'apparence, comme dirait Gracian), le lieu (à la différence près que Moondog est dans la ville, et non à sa frontière - aujourd'hui les vagabonds ont droit de cité) et la musique (quel que soit son nom - ground, ostinato, chaconne, valse...). Qu'on le nomme baroque, singulier ou clochard, c'est la même figure qui, depuis des siècles, entonne la même musique, uniquement pour manifester son existence décalée. La place de Moondog dans l'Histoire (mineure) de la musique se mesure à cette descendance et se confond avec l'histoire du ground.

Cette histoire singulière - qui est celle des situations de dérive - se manifeste continuellement au quotidien, lorsque les étrangers (de nationalité ou d'allure) répètent jour après jour, dans le métro, une même musique qui ne s'achève jamais - la musique du walkman. Le ground, à la fois sous-terrain et bien visible, n'est là que pour manifester ce besoin: celui de rester debout (obstinare), de continuer à s'attacher, et, enfin, de trouver une destination. Le silence ultime ne signifie en fin de compte qu'une seule chose: le calme de la demeure, le repos du lieu, après une journée bien remplie. Mais ce silence, de toute évidence, n'existe pas, et c'est pourquoi l'obstiné ne cesse de dire: "il faut continuer, je ne peux pas continuer." Je vais continuer.